Les premières bases d’études pour un tracé d’une ligne ferroviaire vers l’est de la France remontent à 1832. Mais il fallut une dizaine d’années pour aboutir à un projet sérieux. Le chemin de fer de Paris à la frontière d’Allemagne est ainsi une des sept grandes lignes du réseau français qui a été classée par la loi de 1842 sous la monarchie de Juillet. Et il a été nécessaire d’attendre 10 années supplémentaires pour sa mise en service de bout en bout ! Comme toutes les artères comprises dans cette loi, le chemin de fer de Paris à Strasbourg a été d’une importance capitale pour la France et il l’est encore aujourd’hui, même s’il a été en partie détrôné par la ligne à grande vitesse Paris – Baudrecourt (Strasbourg), une voie maîtresse d’aménagement du territoire, d’échanges commerciaux et un cordon ombilical européen essentiel.
Avec Bernard Collardey, dont les connaissances ferroviaires sont encyclopédiques, et avec Guillaume Pourageaux, Didier Leroy illustre merveilleusement, bien dans cet ouvrage, les aspects techniques, géographiques et aussi humains de cette ligne ferroviaire. Or c’est sur ce dernier point qu’elle me parle le plus aujourd’hui, car une grande partie de ma vie personnelle et professionnelle a gravité autour de ce tracé… En effet, fils d’un cheminot du Réseau de l’Est, je l’ai sillonné durant toute mon enfance et je garde des souvenirs plus ou moins précis de belles locomotives bleues qui traînaient des odeurs peu communes de fioul, les fameuses 230 K carénées, ou encore les immenses 241 A… Puis les souvenirs se précisent alors que mon père était promu sous-chef de gare de 1re classe à Bar-le-Duc au début des années 60. Période de transition entre la vapeur et la mise en service de l’électrification, terminée en 1962, les activités de cette gare étaient très importantes. C’était la première gare d’expédition de fromages d’Europe avec les fameux établissements Pibarot. Selon les périodes, 40 à 50 wagons frigorifiques quittaient Bar-le-Duc toutes les semaines. Les trains express s’y séparaient en deux, la tête poursuivant vers Strasbourg, la queue vers Metz et Sarrebruck, et vice versa. Ces opérations occasionnaient d’importantes manœuvres et des arrêts plus ou moins prolongés qui permettaient au buffetier de remonter le quai avec son chariot. Mon père disait que, dans cette gare, les hommes d’équipe avaient toujours un œil sur le service du train et l’autre sur le ballast… Ce dernier servait à repérer les pièces de monnaie tombées dans la voie lorsque les voyageurs ayant acheté un journal, une boisson ou un sandwich, n’avaient pas eu le temps de récupérer la monnaie des mains du vendeur avant le démarrage du train ! Jeune étudiant au milieu des années 60, durant les vacances j’avais été embauché comme aide conducteur électricien vacataire au dépôt de Bar-le-Duc. C’était un emploi d’été très prisé à l’époque, auquel les étudiants accédaient après une formation et un examen. Le souvenir le plus marquant, au-delà de la fierté de sillonner le Réseau de l’Est dans la cabine de conduite d’une locomotive électrique, fut le service de la pousse qui était effectué en résidence à l’annexe traction de Lérouville pour assurer le renfort des trains de marchandises de plus de 1 200 ou 1 400 t, afin de franchir la rampe de Loxéville. La BB 16500 ou la BB 12000 stationnait en bas de la rampe et, durant 8 heures, l’équipe effectuait une pousse non attelée jusqu’au sommet pour, après aiguillage sur la bonne voie par le poste de Loxéville, revenir à son point de départ et recommencer pour un train suivant…
Une dizaine d’années plus tard, ayant rejoint la SNCF, alors que, jeune cadre du service de l’exploitation, j’effectuais mes tournées de sécurité dans les postes d’aiguillage et les gares de la partie ex-AL (Alsace-Lorraine) de la ligne, j’avais remarqué dans une de ces dernières, fermée au service de sécurité, une boîte de pétards contenant un modèle très particulier de cet agrès servant à assurer la protection des trains ou des obstacles… Ils n’étaient pas réglementaires avec leur habituelle forme demi-sphérique, percuteur intérieur, et les deux griffes de fixation sur le rail. Un ancien agent m’expliqua qu’il s’agissait des modèles spéciaux utilisés au début des années 50, lorsque le « Gummizug » circulait entre Paris et Strasbourg. J’ai appris, à ce moment-là, que ce modèle spécial évitait de crever les pneus des voitures de la rame Michelin, mais aussi que lesdits trains étaient qualifiés littéralement de « trains caoutchoucs » en patois par les cheminots de la section alsacienne de la ligne ! La boîte en question avait été oubliée longtemps après le retrait des rames sur pneus… Bien d’autres souvenirs me reviennent en mémoire. Alors que j’étais une nouvelle fois revenu sur la ligne, cette fois en tant que chef du prestigieux établissement Exploitation de Nancy, j’ai fait circuler la locomotive à chaudière tubulaire de Marc Seguin sur les rails de la gare de Nancy à l’occasion de l’inauguration de son agrandissement en 1988. Certes, il s’agissait d’une réplique de 1829 construite par M. Gaston Monnier, d’un lycée technique de Paris, mais le succès fut tel qu’il fallut prolonger les navettes durant les deux journées de présentation, alors même qu’un TGV Sud-Est, inédit, stationnait en gare avec beaucoup d’autres matériels modernes… J’ai même été responsable d’une gare fantôme sur la ligne ! Il s’agissait de la gare désaffectée de Nouvel-Avricourt, anciennement gare-frontière de Deutsch-Avri court avant 1918, entre Lunéville et Sarrebourg. Gare monumentale de style néoroman primitif, ses dimensions sortaient vraiment de l’ordinaire avec ses 100 m de long à l’origine ! Une aile ayant été détruite durant la Première Guerre mondiale, le bâtiment voyageurs a perdu une partie de sa superbe, mais il reste, aujourd’hui encore, un élément de décor surprenant dans le paysage !
La ligne 1 a contribué à la richesse économique et sociale de la France et de l’Europe. Elle a aussi été malheureusement le témoin des horreurs de trois guerres franco-allemandes. Puisse ce magnifique ouvrage, avec son exceptionnelle documentation, enthousiasmer le lecteur. l
Christian Antoine Directeur honoraire de la SNCF