La Vie du Rail. François Schuiten, pour ceux qui ne vous connaîtraient pas encore, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
François Schuiten. J’ai commencé la bande dessinée très tôt – j’avais 16 ans – dans Pilote, un journal que j’estimais comme un des plus révolutionnaires. Après, j’ai été publié dans Métal Hurlant, puis dans (À suivre), deux journaux qui ont participé pleinement à l’évolution de la bande dessinée en Europe. Très vite, s’est affirmé ce regard vers le ferroviaire, puisqu’un des premiers livres que j’ai publiés, il y a 30 ans, s’appelait Le Rail, avec Claude Renard ; et, parallèlement, je faisais un portfolio qui s’appelait L’Express. C’est comme si je revenais maintenant à l’origine, à la source… Entre-temps, j’ai à nouveau été confronté au domaine ferroviaire à travers mes histoires : dans Les Murailles de Samaris, avec Benoît Peeters, il y avait des locomotives ou des tramways un peu
spéciaux, dans La Fièvre d’Urbicande, il y avait aussi un train – d’ailleurs un des directeurs artistiques d’Alstom me disait qu’il avait été très amusé de voir la place que prenaient les sièges énormes dans ce train ! J’ai toujours introduit dans mes récits des dimensions ferroviaires. Et puis bien sûr, j’ai aussi fait des stations de métro : Arts-et-Métiers à Paris, Porte de Hal à Bruxelles. Et puis j’ai même été jusqu’à faire des expositions très spectaculaires comme celle du Transsibérien au musée des Arts et d’Histoire au Cinquantenaire à Bruxelles. (…) Mais maintenant, depuis cinq ans, je travaille sur le futur musée du Train et c’est ça qui m’a fait rencontrer la « type 12 ». Je devais donc la mettre en scène, trouver une façon de la faire parler. L’idée est de montrer la modernité que ça représentait, le choc esthétique, le choc technologique… On faisait un bond vers les futurs trains à grande vitesse, sans doute. Ces basculements sont souvent passionnants, mais c’est la dimension humaine qui, peut-être, m’a le plus intéressé. Surtout les cheminots qui ont voulu sauver cette machine, puisque la légende raconte que celle-ci, la dernière des six « type 12 », était destinée à la ferraille et qu’elle était à l’arrière d’un train qui la conduisait à la destruction. Les cheminots l’ont semble-t-il détachée et, ainsi, ils l’ont sauvée. J’ai trouvé cette histoire tellement émouvante ! Ça montrait l’attachement profond que ces cheminots ont pour leur outil et ça m’a donné tout de suite envie de raconter quelque chose à partir de là. Mais pas de façon littérale, parce que je ne me sens pas à la hauteur. J’ai donc fait des trains en locomotive à vapeur, j’ai discuté avec des vieux de la vieille qui les avaient encore conduites, j’ai lu des livres… J’ai ressenti… Contrairement à ce que j’avais fait sur Le Rail, qui était un récit très fantastique, j’avais l’envie ici d’être très documenté tout en gardant ma liberté d’auteur. De ne pas être dans une « Histoire de l’oncle Paul », mais plutôt de m’inscrire, de prendre racine dans le réel pour effectivement réaliser une métaphore qui permette de parler aussi de notre époque. Ce qui m’intéresse, ce sont les basculements, les changements jusqu’au moment extrêmement cruel où des métiers disparaissent, comme ça, presque en quelques années.
LVDR. À propos de basculement, la « 12 » n’a pas eu de chance : elle arrive juste avant la guerre…
F. S. Elle a aussi une histoire extraordinaire pendant la guerre : plusieurs « type 12 » vont être endommagées lors des bombardements du dépôt de Schaerbeek. Une grande partie sera repliée en France, puis, au moment de l’Occupation, les Allemands vont rapatrier ces « type 12 » à Schaerbeek, où elles vont reprendre leurs missions de transport. Mais une « type 12 » va jouer un rôle essentiel dans une histoire extraordinaire en tête d’un train de
déportés : juste au moment où l’on attend l’arrivée des Alliés, les cheminots vont faire tourner ce train autour de Bruxelles en évitant la surveillance des Allemands, pour l’empêcher de partir vers les camps. Donc j’avais le sentiment qu’après tout les machines ne sont pas que des machines ; elles sont traversées par le regard des hommes. Il y a ceux qui l’ont conçue : le Français André Huet et le Belge Raoul Notesse, ces deux hommes ont vraiment imaginé cette machine avec une espèce de passion, de ferveur… ça me plaisait aussi, cette espèce d’alliance… Avec des roues de plus de 2 m, on veut faire une « rouleuse », mais en même temps on perd en effort de traction. Par la suite, on va se rendre compte qu’elle n’est pas facile à gérer ; elle va être reconvertie en trains lourds, avec des modifications. Elle sera plutôt sur des trains comme Bruxelles – Lille, qui sera sa principale vocation avec Bruxelles – Ostende. La Belgique a une histoire extrêmement riche et profondément européenne. On a dit que le ferroviaire a mis la Belgique dans l’Europe. Avec Bruxelles – Malines, nous avons eu la première ligne d’Europe continentale et avec Nagelmackers, nous avons sans doute eu le premier visionnaire de l’Europe. On ne sait pas, on a oublié tout ce qu’on doit au rail ; c’est une mémoire oubliée. Et d’ailleurs, quand j’ai découvert cette « 12 » au dépôt, j’avais l’impression que j’avais affaire à La Belle au bois dormant. J’ai tout de suite pensé : « si un jour on veut aller voir ce futur musée des trains, il faut qu’il y ait une vedette, comme on va au Louvre pour voir La Joconde ». Et je me suis dit que la vedette, c’est cette « type 12 ». Elle a tout pour être une vedette : une histoire, une légende, une modernité qui frappe encore, qui nous parle encore. Elle est sexy !
LVDR. « La Douce », c’est vous qui l’avez inventé, ce jeu de mots ?
F. S. Oui, bien sûr ! J’avais le sentiment qu’il y avait justement une sensualité dans les formes. On oublie ça, mais les gens qui conçoivent des objets font passer des émotions. J’ai tellement dessiné cette machine que je suis épaté de voir à quel point elle est bien dessinée ! Elle est équilibrée, les proportions… Et l’ancêtre de la « type 12 », qui a roulé sur le réseau Alsace-Lorraine, puis à la SNCF, était déjà très intéressante, mais pas aussi aboutie.
LVDR. Quelles sources vous ont servi pour dessiner la « type 12 » ?
F. S. C’était très difficile de trouver des plans. Par contre, j’avais la chance d’avoir une maquette. Et bien sûr, j’ai la chance de pouvoir photographier la vraie ! Ce n’est pas possible de dessiner un objet comme ça sur un album entier sans la voir en 3D et l’avoir tout le temps à côté de soi. Je la manipulais dans tous les sens… Parce qu’un dessinateur ne peut pas inventer et c’est pour ça qu’il fallait que j’aille faire des tours en vapeur pour me rendre compte de ce que c’est, de l’effort que ça représente, de tout ce qu’on a dans la figure. On termine complètement noir quand on prend son bain le soir !
LVDR. Les phrases comme « nous formons deux groupes distincts : ceux qui reviennent du travail en chemise blanche et nous, qui finissons toujours en noir », ce sont des phrases que vous avez entendues ?
F. S. J’ai entendu beaucoup de choses, j’ai pris des notes, j’ai lu des tas de livres, j’ai essayé de m’immerger complètement. Mais ce n’était pas trop difficile, ce n’était pas un effort surhumain pour moi parce que ça me passionne, évidemment ! Il fallait être très précis pour que ça ait du sens. Pour des fictions, il faut beaucoup travailler sur le réel. Même pour les personnages de l’histoire : le ferrailleur, c’est un ami, le cinéaste Jaco Van Dormael, qui met aussi des trains dans ses films, et pour Elya, une vraie danseuse m’a servi de modèle. Pour le monorail abandonné, je suis parti de celui de Wuppertal. Les utopies abandonnées m’intéressent beaucoup. Beaucoup de gens pensaient que le monorail suspendu était la solution idéale ; dans un livre d’époque, quand on lit les raisons pour lesquelles ça doit s’implanter, c’est tout à fait crédible. Je trouvais aussi que c’était le chaînon manquant avec le téléphérique.
LVDR. Dans le livre, le téléphérique n’a pas vraiment remplacé le train…
F. S. Souvent on va vers de fausses solutions. La voiture électrique existe depuis très longtemps. Et puis j’ai été fasciné par le projet d’aérotrain de Jean Bertin, dont on voit encore les traces au nord
d’Orléans (…)
LVDR. Et l’inondation ?
F. S. Je voulais montrer la fragilité des systèmes et à quel point nous sommes un petit peu des apprentis sorciers : on construit des systèmes qui peuvent en définitive s’affoler. Je suis très intéressé par les systèmes d’affolement. On ne connaît pas les effets d’enchaînement. Par aveuglement, on croit toujours à un type de conséquence, mais on ne voit pas comment ils peuvent s’accumuler et créer des phénomènes qui s’amplifient de façon catastrophique. Car nous oublions que nous sommes dans un système extrêmement complexe, qui interagit. Je voulais surtout que toutes les raisons soient bonnes, mais que l’ensemble soit catastrophique : on abandonne le ferroviaire à cause des inondations qu’en même temps on a provoquées en partie. Il n’y a pas de « mauvais », mais un système qui s’affole. Je ne crois pas qu’il y ait des gens machiavéliques mais je pense que, sans le vouloir, un ensemble de paramètres nous conduit vers la catastrophe… Ou, en tout cas, vers des catastrophes possibles. Le rôle de la fiction, c’est de nous troubler, de dialoguer avec nos peurs, nos angoisses et nos rêves. Finalement, ce qui me passionnait, c’était l’attachement des gens pour leurs machines. Ce n’est pas seulement une machine, c’est un outil, un objet avec lequel ils ont travaillé pendant tant d’années. Et une machine à vapeur, ça respire. D’ailleurs, j’ai beaucoup travaillé sur la respiration humaine… Léon perd sa respiration, comme il cherche la respiration de la machine. Il est à bout de souffle, mais ces machinistes l’étaient : la poussière, le froid, les différences de température, les tressautements de la machine, ça usait des hommes, ça !
LVDR. L’autre allégorie, c’est une transition brutale qui fait disparaître un métier ?
F. S. Profondément, c’est ça. J’ai toujours été troublé par ces disparitions. Je trouve terrible que des métiers arrivés à tel un niveau de connaissance, d’expertise et d’excellence soient brusquement balayés avec mépris. Ces gens qui étaient parmi les meilleurs n’ont brusquement plus aucune utilité. Je ne cherche pas à avoir de regard moral et je me doute bien que l’on ne peut pas empêcher le changement. Mais je suis sincèrement choqué de voir avec quelle brutalité ces basculements ont souvent lieu. Et je me mets surtout à la place de ces gens, pour voir comment on vit ça. Je voulais aussi parler de cette passation du savoir. Que ce soit Elya, une jeune fille manifestement liée à ce monde ferroviaire, mais aussi une voleuse de métaux – un problème très contemporain qui fragilise la sécurité et le transport en lui-même – qui aide à réveiller cette machine. Une histoire, c’est plus fort que vous, ce n’est pas quelque chose que vous fabriquez. Moi, j’ai toujours l’impression qu’elles préexistent, les histoires… En plus, tous ces personnages sont des malades, mais pour moi, ce sont les malades qui rendent la vie plus belle ! Ce sont tous des passionnés, des fous, c’est ce qui donne envie de faire des
histoires, pour leur rendre hommage quelque part… J’espère que les lecteurs sentiront que c’est un peu une lettre d’amour aux gens qui ont donné leur vie à ces métiers, qui ont consacré tout leur temps, tout leur savoir et parfois leur vie privée… J’ai une certaine tendresse pour cette espèce de passion dévorante. Et je crois que s’il y a bien un domaine qui engendre une passion dévorante, c’est bien le rail !