Les premières rames Class 395 livrées par le constructeur japonais Hitachi sont entrées en service commercial le lundi 29 juin, lançant officiellement le tout nouveau service régional à grande vitesse de Southeastern, l’opérateur ferroviaire du sud-est de Londres (dont le groupe français Keolis, filiale de la SNCF, détient 35 % du capital). Ce service emprunte, pour partie, High Speed One (HS1), la première ligne à grande vitesse du Royaume-Uni, qui n’était jusqu’ici utilisée qu’en trafic international avec les rames Eurostar pour Paris et Bruxelles. Les Class 395 y circulent désormais à 140 mph (miles par heure), soit 225 km/h.
Quelques jours avant le lancement du service, le jeudi 18 juin, les journalistes de la presse britannique et les actionnaires de Southeastern avaient été invités à une marche de présentation à bord des rames 395.002 et 395.006 couplées en unité multiple, entre la gare londonienne de Saint Pancras et Ashford International (Kent). Malgré un rendez-vous plutôt matinal (6h30 en gare de Saint Pancras !), les médias britanniques n’avaient nullement boudé l’événement, bien au contraire. Et un « direct » était même programmé sur l’une des chaînes nationales de la télévision. De fait, pour les Anglais, l’événement est d’importance, puisqu’à leurs yeux il s’agit, ni plus ni moins, du tout premier train à grande vitesse « britannique », à la différence d’Eurostar, de vocation internationale, qu’ils sont parfois tentés de considérer comme un train « venu de l’extérieur »… Au demeurant, le ministre des Transports de Sa Majesté, Lord Andrew Adonis, avait lui-même tenu à assister, en gare de Saint Pancras, au départ de la première marche. « Cette mise en service commerciale va considérablement renforcer nos arguments en faveur de la construction d’une deuxième ligne à grande vitesse High Speed Two (HS2), de Londres vers les West Midlands et le Nord », devait-il déclarer à l’occasion. Il se trouve que Lord Adonis est un fervent partisan de ce dernier projet. Et le ministre des Transports de promettre que le groupe de travail qu’il a constitué à cet effet, sous la direction Sir David Rowlands, ancien secrétaire d’Etat et homme du rail, rendra bien ses conclusions au gouvernement à la fin de cette année, donc suffisamment en amont des prochaines élections nationales prévues en 2010. Elections dont beaucoup d’observateurs, outre-Manche, s’accordent à considérer qu’elles devraient être fatales à l’actuel gouvernement (scandale dit « des notes de frais » oblige !), ce qui pourrait aussi laisser craindre, compte tenu des problèmes de financement liés à la crise, un ajournement, voire une remise en question pure et simple du projet HS2…
En réalité, le lancement du premier service régional à grande vitesse sur HS1 a été avancé au 29 juin, alors que la date initialement envisagée par Southeastern devait être celle du 13 décembre prochain. Il correspond donc à la mise en place d’une exploitation commerciale probatoire, sur une échelle réduite, et qui va permettre à l’opérateur d’acquérir tranquillement un maximum de retour d’expérience avant que la grille horaire ne se densifie. « Nous sommes extrêmement fiers d’avoir été capables de lancer ce service avec une avance de six mois sur le calendrier, reflet du travail acharné de nos collaborateurs comme de nos partenaires industriels », soulignait Charles Horton, directeur exécutif de Southeastern. « Etre ainsi en mesure de montrer par avance au public à quoi ressemble un trajet ferroviaire régional à 225 km/h, mettant Ebbsfleet à seulement 17 minutes et Ashford à 37 minutes de Londres, représente déjà une fantastique réussite. »
En réalité, dès le lundi 22 juin, l’opérateur assurait en « marches à blanc » (avec des employés de la compagnie simulant les voyageurs) l’intégralité du service commercial probatoire, qui allait donc être lancé une semaine après. Ce service comporte, en termes d’offre aux voyageurs : trois trains d’Ashford à Saint Pancras pendant la pointe de matinée, avec leurs mouvements d’équilibre sur celle de soirée ; six trains d’Ebbsfleet à Saint Pancras le matin, et leurs retours du soir ; enfin, un cadencement à la demi-heure entre ces deux dernières gares tout au long de la journée. Pour le moment, les trains commerciaux ne circulent que du lundi au vendredi. Cette desserte nécessite l’engagement de trois rames en roulement régulier, avec une quatrième disponible aux seules fins de pouvoir couvrir les immobilisations liées à la maintenance, voire la survenue d’une éventuelle défaillance. Le 19 juin, lendemain de la présentation à la presse britannique, arrivait justement au dépôt d’Ashford la 19e rame Class 395. Au total, 21 rames se trouvaient alors sur le territoire du Royaume-Uni, deux d’entre elles étant encore dans les emprises portuaires. Quant aux 7 dernières, elles avaient déjà quitté le Japon et naviguaient sur les mers vers leur futur lieu d’utilisation. A leur arrivée, ces rames doivent être réassemblées, et elles font ensuite l’objet d’une série d’essais, d’abord statiques, puis dynamiques. Chacune doit alors parcourir sans incident 4 000 miles sous la forme de marches d’endurance qui sont pratiquées moitié sur le réseau classique de Southeastern et moitié à grande vitesse sur HS1. Ces parcours de « déverminage » requièrent environ trois semaines pour chaque rame à réceptionner. Sur le terrain, situation encore très inhabituelle en Europe, le japonais Hitachi porte les deux « casquettes » : il fournit le matériel roulant et en assure ensuite l’entretien. « C’est un avantage », assure sans détour Jean-Christophe Foucrit, adjoint au directeur du programme High Speed chez Keolis. « En cas de problème, le mainteneur ne peut plus renvoyer la balle au constructeur. Même s’il s’agit de deux entités différentes, l’une britannique et l’autre japonaise, la maison-mère reste la même, et la collaboration entre les deux s’instaure donc d’emblée. Et puis, c’est aussi un show-room pour Hitachi ! » A l’évidence, l’enjeu paraît singulièrement important pour le constructeur japonais, et motive peut-être de sa part une certaine « culture du secret » que d’aucuns lui prêteraient assez volontiers…
Dans le cadre du nouveau service régional à grande vitesse de Southeastern, la gare d’Ebbsfleet International, où s’arrête déjà Eurostar, doit jouer le rôle majeur. Désormais à 17 minutes de Londres (quand il fallait autrefois compter une heure), doté d’un parking de 2 500 places et desservi par l’excellent système de bus rapides en site propre Fastrack (liaisons vers Dartford, Gravesend et les bords de la Tamise), cette gare va servir de point de rabattement depuis de nombreuses localités du Kent. Outre l’intérêt immédiat pour les nombreux habitants de cette région qui travaillent déjà à Londres et doivent ainsi, chaque jour, effectuer le trajet, on s’accorde ici à penser que de très nombreux Londoniens vont également vite comprendre tout l’intérêt qu’ils auraient désormais à venir s’établir dans le Kent, qui leur offre l’attrait d’une qualité de vie « à la campagne », avec un prix de l’immobilier bien inférieur à celui des faubourgs de la capitale… Selon Locate in Kent, l’agence de promotion des investissements dans le Kent et l’estuaire de la Medway, ce comté du sud-est de l’Angleterre, qui reste le plus proche du continent en étant désormais à quelques minutes (ou dizaines de minutes) seulement du centre de Londres, va se retrouver dans une position exceptionnelle pour attirer hommes d’affaires et entreprises. Des villes de l’est du Kent, comme Canterbury, Folkestone et Ramsgate, autrefois à plus d’une heure et trente minutes de train de la capitale, vont devenir beaucoup plus accessibles, avec des temps de parcours respectifs de 59, 57 et 80 minutes. La ville d’Ashford ne s’y est pas trompée, elle qui vient de passer la vitesse supérieure à la faveur de l’arrivée des Class 395, avec une réhabilitation majeure du centre-ville, un nouveau centre commercial et une extension des lotissements. Sur son territoire, elle implante aussi des zones pour bureaux et petites industries, comme Eureka Park, qui connaît un incroyable succès malgré la récession économique…
Autre grand gagnant, Canary Wharf (« La Défense » made in London). Grâce au métro automatique des Docklands (DLR, Docklands Light Railway) qui le relie à la gare de Stratford, elle-même à 7 minutes de Saint Pancras, le nouveau quartier d’affaires londonien devient remarquablement accessible, tant du centre de la capitale que de la région du Kent. La gare de Stratford, par ailleurs, connaîtra dans trois ans une animation exceptionnelle, puisqu’elle jouxte le village olympique des Jeux de 2012. A cette occasion, les Class 395 doivent être mises à profit pour assurer un service sur mesure baptisé « Javelin »…
L’exploitation commerciale probatoire doit également servir à tester les nouveaux tarifs envisagés. Par exemple, entre Ebbsfleet et Saint Pancras, l’aller simple « grande vitesse » a été fixé à 12,20 £, contre 9,10 £ par la ligne classique. « Le supplément est à peine plus cher que le prix d’un café ! », s’amuse Jean-Christophe Foucrit. « Mais si le tarif devait être modifié, ce serait seulement pour le revoir à la baisse. » En fait, si les premiers trains se révélaient déjà pleins, comme s’y attendent d’ailleurs les responsables de Southeastern, les tarifs seraient maintenus en l’état. Mais dans l’éventualité où le coefficient de remplissage s’avérerait moins spectaculaire, l’opérateur proposerait alors un différentiel de prix encore plus attractif… A noter que, compte tenu de la brièveté des trajets, il n’a pas été prévu de réservation des places. Toutefois, l’aménagement intérieur des rames inclus des marque-places électroniques pour autoriser ultérieurement cette possibilité.
Le 13 décembre prochain, commencera le « grand » service commercial, qui s’accompagnera, dans le même temps, d’une refonte totale de l’offre complémentaire par le réseau classique. Ce ne sont plus alors trois rames Class 395, mais 25 qui seront simultanément engagées, aux heures de pointe, en roulement régulier. Un roulement qui apparaît d’ores et déjà d’une excellente « robustesse » : avec un parc total de 29 unités, la réserve reste largement dimensionnée, compte tenu de la possibilité d’effectuer une partie de la maintenance au dépôt d’Ashford entre la pointe du matin et celle du soir. A l’origine, seulement 28 rames devaient être commandées, mais une unité supplémentaire a finalement été financée par l’Etat suite à des pressions politiques en faveur de la desserte du port de Douvres. Les trains circuleront en unité double aux heures de pointe et en unité simple aux heures creuses. Comme l’on sait, cette introduction de la grande vitesse sur des services régionaux en Grande-Bretagne a été rendue possible grâce à l’expertise de Keolis, qui s’est d’abord appuyé, en ce domaine, sur les compétences mondialement reconnues de la SNCF, son actionnaire de référence. L’école française marque à nouveau des points…
Philippe HÉRISSÉ